Cimetières de fourmis - Le comportement nécrophorique (nécrophorèse)

Alain Lenoir Mis à jour 24-Nov-2023

La nécrophorèse est au sens large le comportement animal consistant à transporter des cadavres. Ce mot est surtout utilisé pour décrire ce comportement chez divers insectes coloniaux (fourmis principalement, mais aussi termites et abeilles).

Le rejet des cadavres à l’extérieur du nid à distance est bien connu chez les insectes sociaux dans le but d'éviter l'apparition d'épidémies (voir par exemple Kesäniemi (et al 2019) pour la fourmi d'Argentine. On a étudié ce comportement chez la fourmi Lasius niger (Ataya et Lenoir 1984) où il est réalisé par des fourmis spécialisées (Lenoir et Ataya 1983). Les anciens auteurs comme Ernest André ont même décrit des cimetières avec des "funérailles" (voir plus loin). Chez L. niger il n'y a pas de cimetières, les cadavres sont simplement rejetés sur les tas de détritus dans les 48h qui suivent leur mort (Ataya, Lenoir 1984). Les Myrmica rejettent les cadavres le plus loin du nid, et il se confirme qu'il n'y a pas de véritable cimetière (Diez et al. 2012). Les rejets existent aussi chez ces fourmis matabele : "les fourmis mortes étaient transportées beaucoup plus loin que les boulettes de terre ou autres déchets." (Frank 2020 p.35).

Ces insectes aussi enterrent leurs morts, de Allie Wilkinson. National Geographic.fr (2018)
C'est ce qui se passe chez les reines de Lasius neglectus après une infection par les champignons Metarhizium.

Voir aussi Fraval, A. (2019). Les insectes sociaux et leurs morts. Insectes 11(194): 5 p. http://www.insectes.xyz/pdf/i194%20fraval.pdf

Avec un joli poème de Maurice Rollinat :

selon Debroise (2020)  

Le comportement nécrophorique des fourmis a été modélisé par Theraulaz et al en 2002, voir Communiqué du CNRS (et aussi Théraulaz et al 2003), puis plus récemment par un japonais Sakiyama (2020) qui a créé un modèle basé sur la sensibilité des fourmis à la présence d' un corps en fonction de la présence / absence de congénères...

Le cimetière selon Théraulaz :

       

 

La détection des morts chez les insectes sociaux : une abeille morte est vite repérée par des croque-morts (abeilles hygiénistes) et évacuée en mons de 30 minutes. Il y aurait au moins deux types de signaux : la production d'hydrocarbures qui s'arrête (Wen 2020, voir Solé 2020) et un signal de mort, l'acide oléique (McAfee et al 2018). Chez tous les insectes, l’acide oléique et l’acide linoléique, présents dans les corps gras, sont les premiers à se détériorer en phase de maladie grave ou de mort. L’acide oléique est un signal de mort qui déclenche l’élimination. On parle de nécromones. Ces "phéromones" sont identifiées plus rapidement par les abeilles hygiéniques que par les abeilles qui n’ont pas développé ce comportement. Christian Bordereau et son équipe avaient déjà montré ches les cadavres de termites le rôle des acides gras qui apparaissent en quantités importantes au bout de quelques jours. Il y aurait aussi deux volatiles, l'indole et le phénol (Chouvenc et al 2012). En fait cela semble compliqué puisque les abeilles tuées par le varroa ont plus d'alcènes tritriacontène et pentadecène, ce qui déclenche le comportement hygiénique (Wagoner et al 2020).

Tous les comportements face aux morts chez les insectes sociaux. Le rôle des acides gras dans la détection des morts, revue très complète (Anusree et al 2023).

Selon Ernest André (1885) les cimetières existent chez les fourmis où "les cadavres sont transportés et déposés, tantôt en petits tas réguliers, tantôt en rangées ou alignements plus ou moins symétriques. ... Chose remarquable, les fourmis n'accordent les honneurs de la sépulture qu'à leurs compagnes défuntes .. rendant à leurs morts les honneurs funèbres." (p. 182)

Selon Jean-Marc Ligny dans son roman de science-fiction "Semences" (L'Atalante, 2015) :

Les éléphants pratiquent aussi des rites avec des cimetières. Ils reviennent sur les lieux de leurs morts et reconnaissent les ossements des défunts. Les anthropologues y voient l'expression de leur peine (Cabanes 2017, p.31). Pour Debroise (2020) c'est une réaction de deuil observée chez les éléphants, babouins, corbeaux, dauphins et abeilles.

Voir
- Anusree, A., R. Barikkad, S. M. Seena, S. S. Anooj and K. M. Sreekumar (2023). Corpse management strategies in social insects. Indian Journal of Entomology e23237.
- Ataya, H. and A. Lenoir (1984). Le comportement nécrophorique chez la fourmi Lasius niger L. Insectes Sociaux 31: 20-33. Pdf
- Cabanes, G. (2017). Homo natura. En harmonie avec le vivant, Dans le Vif. Buchet Chastel. 122p.
- Chouvenc, T., A. Robert, E. Sémon and C. Bordereau (2012). Burial behaviour by dealates of the termite Pseudacanthotermes spiniger (Termitidae, Macrotermitinae) induced by chemical signals from termite corpses. Insectes Sociaux: 1-7.
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Debroise, A. (2020). Deuil. Les animaux aussi. Science et Vie. Septembre 2020. 86-95. Texte
- Diez, L., J.-L. Deneubourg and C. Detrain (2012). Social prophylaxis through distant corpse removal in ants. Naturwissenschaften 99(10): 833-842. 10.1007/s00114-012-0965-6
- Frank, E. T. (2020). Combattre, sauver, soigner. Une histoire de fourmis, CNRS éditions.
- Kesäniemi, J., J. J. Koskimäki and J. Jurvansuu (2019). Corpse management of the invasive Argentine ant inhibits growth of pathogenic fungi. Scientific Reports 9(1): 7593. 10.1038/s41598-019-44144-z
- Lenoir, A. and H. Ataya (1983). Polyéthisme et répartition des niveaux d'activité chez la fourmi Lasius niger L. Z. Tierpsychol. 63: 213-232.Pdf
- McAfee, A., A. Chapman, I. Iovinella, Y. Gallagher-Kurtzke, T. F. Collins, H. Higo, L. L. Madilao, P. Pelosi and L. J. Foster (2018). A death pheromone, oleic acid, triggers hygienic behavior in honey bees (Apis mellifera L.). Scientific Reports 8(1): 5719. 10.1038/s41598-018-24054-2
- Sakiyama, T. (2020). Interactions between worker ants may influence the growth of ant cemeteries. Scientific Reports 10(1): 2344. 10.1038/s41598-020-59202-0
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Solé, E. (2020) Les abeilles détecteraient leurs congénères décédées à leur absence d'odeur. Futura Science, 23 mars 2020, https://www.futura-sciences.com/planete/breves/abeille-abeilles-detecteraient-leurs-congeneres-decedees-leur-absence-odeur-2217/
- Theraulaz, G., E. Bonabeau, S. C. Nicolis, R. V. Solé, V. Fourcassié, S. Blanco, R. Fournier, J.-L. Joly, P. Fernandez, A. Grimal, et al. (2002). Spatial patterns in ant colonies. Proc. Natl. Acad. Sci. USA 99: 9645-9649. Voir Pattern shape ant cemeteries. Philip Ball, Nature News, 9 juillet 2002 (Pdf), Comment les fourmis organisent leurs nécropoles. Communiqué Presse CNRS 16 juillet 2002 Pdf
- Théraulaz, G., J. Gautrais, S. Blanco, R. Fournier and J.-L. Deneubourg (2003). Le comportement collectif des insectes Pour la Science Décembre: p. 116-121.
- Wagoner, K. M., J. G. Millar, C. Schal and O. Rueppell (2020). Cuticular pheromones stimulate hygienic behavior in the honey bee (Apis mellifera). Scientific Reports 10: 7132. doi: 10.1038/s41598-020-64144-8.
- Wen, P. (2020). Drop of life associated cuticular hydrocarbon emission triggers undertaking in Apis cerana. bioRxiv 2020.03.05.978262. https://doi.org/10.1101/2020.03.05.978262