Metabele selon N. Herzberg

Mis à jour le 23-Jan-2024

Herzberg, N. (2024). Comment des fourmis détectent et traitent les infections de leurs congénères. Le Monde 21 janvier 2024 (réservé abonnés, ne pas diffuser).

Après des raids contre les termites, les fourmis « Megaponera analis » trient leurs congénères infectées et les soignent avec des antibiotiques.

Une fourmi « Megaponera analis » en soigne une autre, en 2017. ERIK T. FRANK

Megaponera analis n’est pas une fourmi comme les autres. Là où ses quelque 13 000 espèces cousines savourent un régime alimentaire varié, elle fait la difficile et ne mange que des termites. Mais, comme ces derniers ne se laissent pas faire, les raids des ouvrières présentent de sérieux risques : près de 22 % des assaillantes sont blessées.

Dans une thèse remarquable, prolongée par un livre (Combattre, sauver, soigner, CNRS Editions, 2020) et un documentaire (Life on Our Planet, en streaming sur Netflix), le biologiste Erik Frank, de l’université de Würtzburg, en Allemagne, avait déjà montré comment les fourmis les plus atteintes se sacrifient pour préserver la colonie.

Mais que se passe-t-il pour les autres ? Comment se soignent-elles ? Pour le savoir, le chercheur a passé trois années entre son terrain d’observation en Côte d’Ivoire et l’université de Lausanne, en Suisse. Le résultat, publié le 29 décembre 2023 dans Nature Communications, est stupéfiant.

Au retour, les fourmis blessées passent d’abord un examen médical. Au programme : différencier celles qui présentent une plaie stérile, susceptible de guérir seule, de celles dont la plaie est infectée. Pour cela, elles utilisent les hydrocarbures présents sur la cuticule de la malade. Cette couche de lipides protège tous les insectes contre le dessèchement. Chez les fourmis, elle constitue également une signature chimique. « Elle permet de distinguer les membres de la colonie et les étrangers, mais aussi de connaître le statut de chacune, infirmière, chasseuse, reine », détaille Erik Frank. Cette « sorte d’uniforme » fait mieux encore : il annonce aux infirmières – et c’est le premier résultat inédit de l’article – si la blessée a mis en branle ou non son système immunitaire ; autrement dit, si elle souffre ou non d’une infection.

L’équipe germano-suisse en a apporté la preuve en infectant à des doses plus ou moins élevées des fourmis avec la bactérie Pseudomonas aeruginosa. A très haute dose, la blessée est purement et simplement expulsée de la fourmilière ; à dose minime, elle est priée de se débrouiller seule. Entre ces deux extrêmes, les nurses prennent les affaires en main. En commençant, n’en déplaise à La Fontaine, par danser : en effet, elles se contorsionnent pour permettre à leurs pattes – la droite, puis la gauche, puis la droite, puis la gauche… – d’atteindre la glande métapleurale cachée dans leur dos. Puis elles lèchent leurs pattes et, enfin, viennent appliquer avec leur bouche ce qui ressemble bel et bien à un onguent miracle.

Son analyse a mis en évidence pas moins de 112 composés chimiques et 41 protéines, soit quatre fois plus que chez les autres espèces. Avec une efficacité indiscutable.

Les chercheurs ont ainsi comparé deux colonies de fourmis. Dans l’une, ils ont laissé accessibles les glandes métapleurales des infirmières ; dans l’autre, ils les ont obstruées. Résultat : 75 % des fourmis infectées et traitées de la première colonie ont guéri. Toutes celles de la seconde sont mortes en trente-six heures.

Erik Frank et ses collègues pensent avoir en partie mis au jour les secrets de cet onguent miracle. Si la fonction de tous les composés chimiques n’a pas été parfaitement décodée, quinze acides, présents en grande quantité, pourraient contribuer à tuer les pathogènes. Les protéines analysées, de leur côté, ont fait apparaître plusieurs peptides déjà repérés pour leurs activités antibactériennes. Surtout, les chercheurs ont découvert une protéine jusqu’ici inconnue. « C’est de loin la plus abondante dans la sécrétion, et je parie qu’elle apporte quelque chose de spécial dans le traitement des plaies », dit Erik Frank.

Le biologiste du comportement rêve désormais d’élargir sa collaboration à des biochimistes capables d’identifier la structure de cette protéine et à des médecins curieux de la tester dans un contexte biomédical. En restant prudent, car de l’animal à l’humain le saut est souvent immense. Mais, à l’inverse, presque tous nos médicaments proviennent de composés naturels. Alors, pourquoi pas des fourmis Megaponera analis ?