Interview de Luc Passera

Le 1er juillet 2019

Comme je l’ai déjà dit ailleurs (voir Futura Science) mon appétence pour les fourmis est due au hasard. Jeune adolescent, je gardais un troupeau de brebis pendant les vacances d’été dans une ferme du Quercy. Les longues heures à suivre mon troupeau étaient l’occasion d’observer les évolutions des papillons et les envols des criquets. C’est sans doute là qu’est née un sentiment naturaliste. Par désœuvrement, il m’est arrivé un jour de retourner du bout du pied une des ces pierres calcaires plates qui abondent dans ces landes à buis. Une belle société de Camponotus aethiops logeait sous le caillou. Je passais de longues minutes à observer la panique des ouvrières s’engouffrant dans le trou qui les dissimulait à ma vue. Des années plus tard, à la faculté des sciences de Toulouse (elle ne s’appelait pas encore université Paul-Sabatier) alors que je suivais les cours de la licence de sciences naturelles je découvris sur une affiche l’existence d’un laboratoire d’entomologie où l’on étudiait les fourmis. J’abandonnais l’idée de préparer le Capes ou l’agrégation pour m’inscrire dans ce laboratoire et y préparer une thèse de troisième cycle. Installé par le directeur du laboratoire sur un coin de paillasse, j’attendais patiemment que l’on voulut bien s’occuper de moi. Ce n’est qu’au mois de novembre que le directeur me demanda de faire l’inventaire des fourmis des coteaux de Pech-David, des collines qui dominent la Garonne à la limite de la ville. Le lendemain, armé d’un piochon et d’un aspirateur je partis à la chasse…sous les cinq cm de neige qui étaient tombés dans la nuit ! Seuls les revers des talus n’étant pas blanchis je m’attaquais à leur terre dure comme du béton. Le hasard me fit trouver de minuscules petites fourmis noires que je ramenais au labo. « Puisque vous avez trouvé des Plagiolepis pygmaea étudiez donc leur cycle » me dit le professeur. C’était donc mon sujet de thèse de troisième cycle. Pour seule bibliographie je disposais d’un long article général « la super-famille des Formicoïdea » que Francis Bernard avait écrit dans le tome X du traité de Zoologie de P.P. Grassé. Je n’ai jamais revu mon directeur de thèse avant la soutenance en 1962 de cette « étude préliminaire de la biologie et du comportement de Plagiolepis pygmaea ». Préliminaire était sans doute le mot le plus important de ce travail qui m’avait quand même passionné. Le jour de la soutenance, c’est un membre du jury qui m’apprit l’existence du « t de Student » car j’avais seulement calculé la moyenne de la longueur des œufs !

Pourvu d’un poste d’assistant j’entrepris de m’attaquer dans la foulée à la thèse d’Etat. C’est sur mon Solex en rentrant chez moi que « l’insight » est brusquement venu. Je venais de lire la thèse de Janine Pain parue l’année précédente dans laquelle elle démontrait qu’une phéromone émise par la reine d’abeille bloquait la ponte des ouvrières. C’était la fameuse « substance royale ». Or dans ma thèse de troisième cycle j’avais démontré que les ouvrières de Plagiolepis pygmaea, devenues orphelines, pondent. Il y avait là de quoi initier des recherches intéressantes. C’est sur mon vélo, car je pratiquais et pratique encore le cyclotourisme, que je mis au point les protocoles expérimentaux qui allaient m’occuper plusieurs années. Le rôle inhibiteur des reines opérant aussi lors du déterminisme de la caste, un chapitre supplémentaire pouvait donner un peu plus de chair à ce travail de thèse. Enfin Georges Le Masne, rencontré lors du congrès international qui s’était tenu à Toulouse en 1964 attira mon attention sur les parasites sociaux P. xene et P. grassei que j’eu la chance de trouver dans la région toulousaine. En 1969 j’étais prêt à soutenir une thèse intitulée « Biologie de la reproduction chez Plagiolepis pygmaea et ses deux parasites sociaux Plagiolepis xene et Plagolepis grassei. Et cette fois je savais m’appuyer sur une bibliographie complète et les traitements statistiques ! Mais par contre je ne suis jamais parvenu à identifier la fameuse phéromone inhibitrice royale dont j’avais démontré l’existence et l’importance. Sans doute parce que travaillant seul je n’ai pas su trouver la porte des chimistes qui auraient pu m’aider.

L’existence de nombreuses sociétés de Pheidole pallidula, là où plus jeune je gardais les moutons, m’a amené à m’intéresser après la thèse à l’origine des soldats. Pendant des années, la première colonie récoltée au mois de mars était l’occasion d’un choc esthétique tant je trouvais la reine, luisante et rebondie, belle.

Le hasard m’avait octroyé une cave dans les sous-sols du bâtiment de biologie. J’y passais le plus clair de mon temps dans l’isolement complet à expérimenter, accompagné en fond sonore par les orchestres de France Musique. J’ai aussi beaucoup travaillé sur l’origine des reines chez l’espèce envahissante Linepithema humilis. Cette époque a été la plus heureuse et la plus productive de ma vie professionnelle car trois jeunes débutants, Laurent Keller, Serge Aron et Ed Vargo sont venus travailler avec moi entre 1985 et 1995, me sortant de mon isolement. C’est à eux et à de jeunes doctorants comme Jean-Paul Lachaud ou Alain Dejean que je dois la réalisation de nombreuses publications sur l’établissement du sexe-ratio chez mes espèces préférées avec en toile de fond les hypothèses émises par Hamilton concernant la sélection de parentèle.

Pendant ce temps ma carrière progressait très lentement. Assistant en 1962, maître-assistant en 1968, j’ai attendu 1988 pour être nommé professeur. Il faut dire que je n’ai jamais couru derrière les fonctions administratives préférant de loin la paillasse. Je n’ai aucun talent pour animer des réunions ! La passion de la recherche a connu son acmé quand à 60 ans et à la veille de la retraite, sous le prétexte d’une reconversion thématique, j’ai pu séjourner une année aux USA, en Suisse et en Belgique, hébergé par mes anciens débutants Vargo, Keller et Aron devenus entretemps des leaders dans leur champ de compétence.

J’ai pris la retraite en 2001 consacrant alors tout mon temps à la rédaction d’une dizaine d’ouvrages que je pouvais enfin écrire en français après avoir souffert tant d’années de l’obligation de publier en anglais. Ils étaient destinés soit à mes pairs soit au grand public. Depuis 2015 mes objectifs sont nettement à la baisse : des conférences, toujours pour un auditoire friand de mieux connaitre les fourmis, encadrement de TPE (Travaux Personnels Encadrés) dans le secondaire et présentation de fourmilières de la maternelle au collège. Suite à une décision imbécile du CNRS interdisant aux retraités d’accéder à sa base de données, il m’est devenu difficile de suivre de près l’actualité myrmécologique. Heureusement mes anciens collègues, toujours en activité, m’informent des découvertes essentielles qui bien sûr aujourd’hui font largement appel à la génétique, une discipline abordée trop tard pour que je la maîtrise. Cela suffit à mon bonheur depuis que je suis « à l’heure où les ombres s’allongent ».