Les fondations de type autonome, dans Le Peuple des fourmis, de François Ramade

Mis à jour le 24-Sep-2022

On distingue deux grands types de fondation, le premier de beaucoup le plus fréquent est dit « autonome » ou « indépendant » ; l'autre, dénommé « dépendant », présente malgré sa rareté un haut intérêt biologique et mérite que l'on s'étende sur ses modalités. Dans le premier cas, la future reine se passe de l'aide d'une colonie de sa propre espèce ou d'une espèce différente pour créer une nouvelle société. Dans le second, elle a nécessairement recours à une telle aide pour mener à bien cette entreprise. Wasmann appela Haplométrose le cas où la femelle fécondée effectue la fondation en solitaire. Celui-ci représente 90 % des fondations de type indépendant, et se rencontre clans de nombreux genres Camponotus, Formica fusca, Lasius niger, L. flavus, Myrmica, etc. L'Haplométrose fut étudiée par Raumur sur Camponotus, puis par Huber ; mais c'est à Sir J. Lubbock que revient le mérite d'avoir entièrement observé pour la première fois une fondation de type indépendant par une reine solitaire de Myrmica ruginodis dans les nids artificiels de son invention. Nous prendrons comme exemple pour étudier ce type, Camponotus ligniperda qui a fait l'objet de nombreux travaux. A peine fécondées, les jeunes reines s'agitent fébrilement essayant de s'arracher les ailes. Quand elles ont réussi à s'amputer de ces appendices devenus inutiles, elles cherchent avec insistance une cavité pour s'isoler et s'enfouir : trous sous une pierre, ou au pied d'une plante, dans lesquels elles s'enferment en barricadant complètement les orifices. Cette séclusion [1] durera fort longtemps, un an, et parfois plus, jusqu'à l'éclosion des premières ouvrières qui marquera le succès de l'entreprise. On se demandera comment les jeunes reines peuvent survivre à d'aussi longues périodes de jeûne. Tout d'abord, elles ont quitté leur nid leur jabot plein car, jusqu'au dernier moment avant l'envol, les ouvrières n'ont pas cessé de les poursuivre pour leur donner une nouvelle goutte de nourriture ; mais surtout, elles peuvent mobiliser une grande masse de substances nutritives grâce à l'involution de leurs muscles alaires.

Janet a montré par des coupes microscopiques pratiquées à intervalles de temps réguliers après le début de la séclusion, sur des femelles fécondes de Lasius niger, que les puissantes masses musculaires thoraciques, devenues inutiles après le vol nuptial, sont transformées en tissu adipeux de réserve. Quelques jours après la perte des ailes, les tissus musculaires alaires de la reine sont déjà en voie d'histolyse : leurs noyaux dégénèrent et les fibres striées se fragmentent en sarcolytes opaques, puis des cellules sanguines ou leucocytes pénètrent dans les tissus lysés et se transforment sur place en cellules adipeuses par absorption des substances protéiques et lipidiques libérées par cette lyse. En quelques semaines, les principales masses musculaires des muscles vibrateurs (muscles qui assurent le battement des ailes) sont transformées en tissu adipeux, le tissu de réserve par excellence chez les Insectes. Les adipocytes libéreront ensuite dans le sang ces substances de réserve sous forme d'éléments figurés, au fur et à mesure des besoins.

Après un mois de séclusion, on observe dans les nids artificiels la première ponte de la jeune reine. Un tout petit nombre de ces oeufs seulement sont destinés à donner des larves. Une partie sera dévorée par la reine qui se nourrit ainsi de sa propre substance ; cette oophagie semble indispensable au succès de la plupart des fondations. Les autres oeufs seront mangés par les premières larves écloses (Adelphophagie). Parfois, la reine ingère aussi des larves ou même des nymphes. On la voit souvent distribuer à sa progéniture des oeufs ou des morceaux de ses plus jeunes larves qu'elle a préalablement mâchés. Après plusieurs mois de séclusion, on observe dans la retraite de la jeune reine une grosse larve et quelques autres de plus faible taille. La nymphe est entourée d'un cocon de soie que la reine ouvre avec ses mandibules quand elle est prête à éclore. Les nouvelles ouvrières sont toujours chétives et de faible taille, elles sortent chercher de la nourriture dès qu'elles sont à maturité et se substistuent peu à peu à la reine pour soigner le couvain. Celle-ci termine son long jeûne dans un état de grand épuisement, son abdomen flasque est totalement dépourvu de réserve ; mais à partir du moment où elle est entourée par quelques ouvrières, le succès de la fondation est assuré. La fondation est indépendante et solitaire mais d'un type fort archaïque chez les Ponérides. La biologie des femelles fondatrices de Myrmecia rappelle à bien des égards celle des guêpes solitaires. Les jeunes reines ne mènent pas une vie recluse mais sortent souvent à la recherche de substances sucrées pour s'alimenter, et de proies qu'elles paralysent avec leur puissant aiguillon et dont elles nourrissent leurs larves. On les rencontre butinant des fleurs longtemps après l'essaimage. Leurs sorties sont périodiques : elles font une provision suffisante d'insectes mous, puis rebouchent l'orifice de leur nid. Elles ne donnent pas la becquée à leurs larves comme toutes les autres fourmis mais placent à côté d'elles des fragments de leurs captures. Autre différence avec les fourmis évoluées, les oeufs ne sont pas agglomérés avec de la salive mais déposés isolément sur le sol. Une autre preuve des sorties périodiques de la reine réside dans l'absence de déchets sur le sol du terrier.

Il arrive parfois que les jeunes reines soient incapables de fonder une nouvelle colonie par leurs propres moyens. Dans ce cas une ou plusieurs reines accompagnées d'ouvrières issues du même nid s'associent pour mener à bien cette entreprise. Une des conséquences habituelles de ce phénomène est ce que Wasmann appelle la pléométrose, c'est-à-dire la coexistence pacifique dans une même fourmilière de plusieurs femelles fécondes. De telles sociétés polygynes sont fréquentes chez les Dolichodérides et les Formicides : les genres Tapinoma, Iridomyrmex, Plagiolepis, Formica... arrivent ainsi à posséder plusieurs centaines de reines dans une même société. Ceci leur assure une pérennité remarquable, car, la perte d'une ou de plusieurs reproductrices ne pro-voque pas une diminution sensible de la prolificité. Les femelles fécondées des colonies de Formica rufa et de Tapinoma sont inaptes à fonder une société toutes seules, elles émigrent après leur vol nuptial, en compagnie d'un groupe d'ouvrières issues du même nid. La nouvelle communauté se constitue dans ces cas par une sorte de bouturage de la fourmilière originelle. La fondation des colonies de Carebra (Myrmicides tropicaux parasites de Termites) s'apparente au type précédent, mais ici, c'est au vol qu'a lieu l'émigration. Les immenses reines de ce genre amènent avec elles plusieurs dizaines de minuscules ouvrières accrochées aux poils de leur corps et à leurs pattes. Les fondatrices ne peuvent se dispenser de leur aide car leur disparité de taille avec les larves est telle qu'elles sont inaptes à les nourrir ; seules, les petites ouvrières peuvent accomplir cette tâche et soigner le couvain.

La pléométrose primaire, association de plusieurs reines pour fonder un nid en commun, est un fait très exceptionnel ; ces alliances ne sont jamais durables, il vient un moment où les reines se séparent et creusent une loge séparée, ou, si elles demeurent ensemble, la plus robuste des femelles fondatrices massacre toutes les autres quand éclosent les premières ouvrières. Chez Lasius niger, où les reines s'associent fréquemment, ce sont les jeunes ouvrières qui les exterminent toutes sauf une d'entre elles qui assumera la descendance de la colonie nouvelle.

La pléométrose secondaire, assez fréquente, résulte de l'adoption de femelles fécondées par la colonie adulte dont elles sont issues. Il est courant, dans les grandes fourmilières polycaliques comme celles de Formica rufa, que de jeunes reines retombent sur le vaste territoire que couvre la colonie. Elles sont alors recueillies par des ouvrières et ramenées au nid natal.

L'Allométrose — association de fourmis d'espèces différentes pour fonder une nouvelle fourmilière — est d'une extrême rareté. On a vu parfois des reines de Tetramorium creuser une cellule en compagnie de femelles de Lasius mais tôt ou tard les deux reines finissent par se séparer – Vichmeyer trouva cependant dans une loge souterraine une femelle de Raptiformica sanguinea et une autre de Serviformica fusca qui vivaient en bonne intelligence avec quelques jeunes ouvrières récemment écloses des deux espèces, mais, dans ce cas, la reine de R. sanguinea finit par tuer la S. fusca après l'avoir laissé élever et faire éclore sa progéniture.

Nous venons d'étudier successivement les fondations par une reine solitaire, puis la scission d'une colonie polycalique par émigration d'un groupe d'ouvrières avec une jeune reine, nous avons ensuite examiné la pléométrose secondaire où la jeune reine est adoptée par sa propre colonie. Nous nous acheminons ainsi pas à pas vers des fondations aux modalités plus complexes où la femelle fécondée doit nécessairement être adoptée par une colonie d'une autre espèce plus faible que la sienne, c'est-à- dire vers les fondations de type dépendant. Le stade intermédiaire entre les types indépendants et dépendants sera celui où la jeune reine est adoptée par une colonie étrangère de sa propre espèce qui a perdu sa mère ou par un groupe d'ouvrières qui se sont trop éloignées du nid.

[1] séclusion selon le Wiktionnaire au 23 sept 2022 : Nom commun. (Biologie) Moyens organiques permettant à un être vivant de s'isoler et de se protéger passivement des agressions dues à un milieu défavorable. Terme dont j'avais oublié l'existance tellement il est rarement utilisé.