Fourmis ingénieurs des écosystèmes

Alain Lenoir; mis à jour 04-Mai-2022

On a longtemps considéré que les meilleurs ingénieurs du sol étaient les vers de terre, et les termites en pays tropical. On sait maintenant que les fourmis ont un rôle non négligeable même dans nos régions comme on peut le voir sur cette pancarte au château de Crouseilles (64) :


   


Les fourmis sont au second rang après les vers de terre dans le turnover des sols : 5kg/m2 vs. 15kg pour les vers ; dans les déserts d’Australie on arrive à 420 kg / ha, dans les pâturages d’Argentine Camponotus punctatulatus retourne 2100kg /ha (Vander Meer 2012). En Chine, sur les plateaux de loess, les fourmis Camponotus japonicus permettent une meilleure infiltration de l'eau dans le sol, ce qui diminue l'évaporation (Li et al 2017). En Argentine et Uruguay on trouve dans des rizières abandonnées des buttes avec cette espèce. Cela peut atteindre 800 buttes par ha en Argentine et 200 en Uruguay (McKey et Blatrix 2017). Dans la Caatingua au Brésil (forêt tropicale sèche) les nids de Dinoponera quadriceps (dans la forêt) permettent l'infiltration de l'eau 13 fois plus que dans les zones voisines avec 50% d'argile en plus. Au contraire, Atta laevigata, que l'on trouve surtout dans les habitats perturbés comme les pâtures, a un effet complexe. L'inflitration d'eau double sur le nid mais décroît autour du nid. La quantité de sable double dans le nid. Les effets sont donc variables selon l'espèce et le type d'habitat (Leite et al 2018).

Dans nos régions on trouve des dômes de nids de fourmis dans les prairies qui sont rasées alors que dans les années 1700-1800 elles étaient considérées comme utiles pas les paysans (Burton et al 2018). Passera pense même que comme les fourmis ont une répartition géographique plus importante que les vers de terre, leur rôle serait aussi important que celui des lombrics dans la transformation des sols (Passera 2006). En région méditerranéenne les Messor ont un rôle important comme cela a été montré dans la Crau où l'on a mis des reines à la suite d'une pollution aux hydrocarbures (Voir Moissonneuses, Provost et Bulot 2020).

La pédologie des sols modifiée par les fourmis Lasius flavus. Peu de différences granulométriques, mais augmentation de la teneur en phosphore assimilable. Bien moins efficaces que les termites (Dupuis 1964).

Nids de Camponotus punctulatus en Argentine (photos Danielle Rousse) :

      

Les nids de fourmis champignonnistes Atta sont aussi de bons ingénieurs en Amérique tropicale. Elles creusent jusqu'à 7m sous le sol, font des trouées dans la canopée jusqu’à 100 m2 où elles répartissent jusqu'à 40 tonnes de terre. La défoliation maximum d’un arbre est à 40%. Elles font des pistes jusqu’à 250m, sur un total de 2ha. Elle récupèrent de 88 à 509kg poids sec de feuilles / col / an ; sur 872-5030 m2/col/an (Leal et al. 2014).

En Afrique dans les savanes arides ou semi-arides ce rôle d’ingénieurs est tenu par des termites qui ont un effet de stabilisant face à l’aridité et empêche la désertification irréversible. Les monticules de termites permettent à la végétation de se maintenir (ilots de fertilité) et à l’écosystème de se stabiliser. Cette robustesse est aussi appelée résilience (Bonachela et al. 2015; Pennisi 2015). En Namibie les cercles où la végétation est dénudée sont produits par des termitières qui mangent les racines des végétaux. La limite du cercle est la limite de la colonie. Les colonies sont très fermées (Chauveau 2017). Au Burkina Faso, on combat la désertification du Sahel avec une technique appelée le Zaï qui utilise les termites. Voir plus

Le paysage brésilien est façonné par les termites. On a compté sur des images satellite deux cents millions de monticules de terre de 2,5 mètres de haut dans le Nord-Est du Brésil sur une surface équivalente à la moitié de la France. Le termite en question est Syntermes dirus. Les monticules ne sont pas les termitières mais le produit des tunnels creusés par les insectes pour aller chercher leur nourriture (Martin et al 2018; Le Monde Science et Médecine 21 novembre 2018 et aussi Nouyrigat 2019)

   

En Asie tropicale le paysage est souvent rempli de termitières. Les termites tamponnent les effets de la sécheresse comme cela a été montré à Bornéo (Ashton et al 2019, voir Bordenave 2019 avec interview de Christophe Lucas, Fraval 2019). J'ai eu l'occasion de faire des excursions en Malaisie en pleine saison sèche et effectivement la sécheresse est spectaculaire, on ne voit plus aucune fourmi.

Au Vietnam les vestiges de la guerre vietcongs / américains sont encore visibles : il y avait des centaines de km de tunnels creusés autour de Saigon avec des trous d'aération naturels des termitières (novembre 2019).

        

Des termites boussoles  en Australie qui font des pans de murs de 2 à 3 mètres de haut pour 1 à 2 mètres de large et tous orientés selon un axe nod-sud et sensibles au champ magnétique terrestre selon Eric Darrouzet et Bruno Corbara (ça m'Intéresse mars 2020).

Voir aussi un article du Monde (Rosier 2019) avec une photo d'une église au Sénégal comportant une tour clocher inspirée de la ventilation des termites. N. Chai parle dans son livre (2018) d'un immeuble-termitière au Zimbabwe, qui s'inspire de la ventilation des termitières. Pdf

Emmanuelle Pouydebat (dans son livre, 2019) présente une revue sur le biomimétisme et tous les projets qui foisonnent en ce moment. Par exemple les termites et les économies d'énergie (p.78-80) avec cet immeuble au Zimbabwe où les économies d'énergie sont de 20%. Cet immeuble d'Harare est conçu sur le modèle de termitière et n'a pas besoin de climatisation. Il est toujours cité en exemple de biomimétisme (Eeckhout 2020).

Le nid de termites selon Paul Girod (1891)

Delphine Renard a fait sa thèse avec Doyle McKey sur les buttes inondables des savanes de Guyane, qui sont pré-colombiennes. Elle a étudié les termites, les fourmis et les vers de terre qui ont colonisé ces buttes et permis leur maintien en tant que "ré-ingénieurs" du sol (Renard et al 2013). Les termites Cortaritermes sont toujours abondants (individus/m2 : 2960 saison sèche vs 4300 saison humide). Pour les fourmis on trouve des Solenopsis en saison sèche (3340) qui disparaissent en saison humide (6), et des Acropyga goeldi (230 saison sèche vs 4166). Paradoxalement, les vers de terre sont peu nombreux, mais ont sans doute un forte biomasse. Voir un article passionnant sur l'Amazonie (Bourcier 2021).

La fourmi folle rousse ou fauve dans Les insectes en bande dessinée Tome 3 : voir la page

Voir
- Ashton, L. A., H. M. Griffiths, C. L. Parr, T. A. Evans, R. K. Didham, F. Hasan, Y. A. Teh, H. S. Tin, C. S. Vairappan and P. Eggleton (2019). Termites mitigate the effects of drought in tropical rainforest. Science 363(6423): 174-177. 10.1126/science.aau9565
- Bonachela, J. A., R. M. Pringle, E. Sheffer, T. C. Coverdale, J. A. Guyton, K. K. Caylor, S. A. Levin and C. E. Tarnita (2015). Termite mounds can increase the robustness of dryland ecosystems to climatic change. Science
347(6222): 651-655.
- Bordenave, V. (2019) Les termites aident les forêts à résister aux sécheresses lefigaro.fr, 11 janvier 2019, p. http://www.lefigaro.fr/sciences/2019/01/11/01008-20190111ARTFIG00240-les-termites-aident-les-forets-a-resister-aux-secheresses.php. Lien
- Bourcier, N. (2021). Amazonie Le mythe de la forêt vierge. Le Monde Science & Médecine. 15 décembre 2021. p.1, 4-5. Pdf
- Burton, R. J. F. and M. Riley (2018). Traditional Ecological Knowledge from the internet? The case of hay meadows in Europe. Land Use Policy 70(Supplement C): 334-346. https://doi.org/10.1016/j.landusepol.2017.10.014-
- Chai - La sagesse animale, de Norin Chai, Stock 2018. Pdf termitières
-
Dupuis, J. and F. Verger (1964). Les microreliefs dus aux fourmis et leurs caractères pédologiques. Norois 41(janvier-mars 1964): 5-15. doi: https://doi.org/10.3406/noroi.1964.7225. Pdf
- Chauveau, L. (2017). L'origine des cercles de fées. Sciences et Avenir 841, Mars 2017: p. 20. Pdf

-
Eeckhout Van, L. (2020). L'architecture, qui amorce sa mue, intègre la nature. Le Monde 20 février 2020.
- Fraval, A. (2019) PQ pour termites. Opie-insectes, mai 2019, p. http://www7.inra.fr/opie-insectes/epingle19.htm
- Leal, I. R., R. Wirth and M. Tabarelli (2014). The Multiple Impacts of Leaf-Cutting Ants and Their Novel Ecological Role in Human-Modified Neotropical Forests. Biotropica 46(5): 516-528. 10.1111/btp.12126
- Leite, P. A. M., M. C. Carvalho and B. P. Wilcox (2018). Good ant, bad ant? Soil engineering by ants in the Brazilian Caatinga differs by species. Geoderma 323: 65-73. doi: https://doi.org/10.1016/j.geoderma.2018.02.040.
- Li, T., M. a. Shao and Y. Jia (2017). Effects of activities of ants (
Camponotus japonicus) on soil moisture cannot be neglected in the northern Loess Plateau. Agriculture, Ecosystems & Environment 239: 182-187. http://dx.doi.org/10.1016/j.agee.2017.01.024
- Martin, S. J., R. R. Funch, P. R. Hanson and E.-H. Yoo (2018). A vast 4,000-year-old spatial pattern of termite mounds. Current Biology 28(22): R1292-R1293. https://doi.org/10.1016/j.cub.2018.09.061. Libre de droits
- McKey D., Blatrix R. (2017). Au gré des périples : voyages à travers l'écologie, avec fourmis et termites comme guides accompagnateurs. Colloque SF-UIEIS, Paris août 2017. Résumés.
- Nourygat, V. (2019). La plus vaste structure animale jamais vue est.. une termitière brésilienne. Science & Vie n° 1217, Février 2019: p. 16-17. Pdf
- Pennisi, E. (2015). Africa's soil engineers: Termites. Science 347(6222): 596-597.
- Provost, E. and A. Bulot (2020) Restaurer la nature, un travail de fourmis ? . theconversation.com 27 septembre 2020. Lien
- Pouydebat, E. (2019). Quand les animaux et les végétaux nous inspirent, Odile Jacob. 202p.
- Renard, D., J. J. Birk, A. Zangerlé, P. Lavelle, B. Glaser, R. Blatrix and D. McKey (2013). Ancient human agricultural practices can promote activities of contemporary non-human soil ecosystem engineers: A case study in coastal savannas of French Guiana. Soil Biology and Biochemistry.62, 46-56 doi: ttp://dx.doi.org/10.1016/j.soilbio.2013.02.021.
- Rosier, F. 2019. L'architecture inspirée par le vivant. Le Monde Science & Médecine 4 décembre 2019. 1, 4-5.
avec une photo d'une église au Sénégal avec une tour clocher inspirée de la ventilation des termites.
- Vander Meer, R. (2012). Ant interactions with soil organisms and associated semiochemicals. Journal of Chemical Ecology 38: 728-745.
- Whitford, W. G. (2003). The functional significance of cemented nest caps of the harvester ant, Pogonomyrmex maricopa. Journal of Arid Environments 53(2): 281-284. http://dx.doi.org/10.1006/jare.2002.1039